Les oeuvres de l’artiste peintre Fatna Gbouri mettent à notre disposition un patrimoine artistique d’une grande valeur qui force le respect et l’admiration.
Fatna Gbouri a 86 ans ! Son âge n’altère en rien sa créativité débordante. Née exactement en 1924, à Tnine Gharbia, un petit village du côté de Safi, Fatna a passé presque toute sa vie devant un métier à tisser. Elle fabriquait, à l’instar des femmes de sa région, des tapis.
Baignée depuis son jeune âge dans ce monde étincelant de couleurs de laine, elle commence à peindre en 1984. C’est son fils, Mjidaoui, lui-même artiste peintre qui l’encourage à franchir le pas.
Les travaux de Fatna ( peinture, céramique et tapisserie ) nous rappellent celles des artistes oniristes.Avec son style plastique , elle raconte sa vie, les histoires de son village natal, ses joies mais aussi ses souffrances. C’est ce qui fait la force de ses toiles qui ont été exposées dans diverses villes du Royaume et même à l’étranger.
Elle s’inspire du stock de la mémoire visuelle des tapis et des bijoux berbères, mais aussi de la coutume qui consiste à se teindre les pieds au henné, en certaines occasions rituelles. Entretien.
Parlez-nous de votre premier rapport avec la peinture?
Gbouri : Je suis née en 1924 à la région de Tnin el Gharbia aux frontières des Abda et des Doukkala. Paysanne, j’ai moissonné pour subvenir aux besoins de ma progéniture avant d’aller travailler comme tisseuse à khouribga puis à Safi où j’ai côtoyé quotidiennement la colline des potiers mais aussi la place des conteurs à Sidi Boudhab, le marabout de l’or.
Pour travailler le tapis, j’achetais les couleurs naturelles au colporteur : le jaune, le vert, le rouge, le bleu. Le médaillon central je le tissais en blanc. Dans mes tapis je reproduisais aussi des images familières : la théière, la bouilloire, le brasero ainsi que des fleurs. Le dessin au henné, je le reproduis sur des peaux de mouton. Je m’inspire aussi des tatouages de Zayan, car nous avons vécu là-bas un certain temps lorsque j’étais toute petite. Mon père, tailleur de son état que j’étais à confectionner les caftons, était quelque peu nomade, de sorte que nous avons vécu successivement chez les Doukkala, les Zayan, à khouribga et enfin à Safi.
J’avais pas la force de travailler au tissage, j’ai commencé à peindre des poteries que je veux vendre « aux marchands de tableaux » à Safi. Mon premier travail incarne mes expressions des signes et des symboles associés à des motifs animalièrs et floraux, fortement codifiée par des traditions millénaires.
C’est à l’âge de soixante ans, précisément en 1984, que mon talent soit enfin révélé et reconnu en tant que tel grace au soutien et à l’encouragement de mon fils Ahmed Mjidaoui, lui lui-même professeur d’arts plastiques et artiste peintre. Après le décès de mon dernier mari, j’ était triste et solitaire. Quand mon fils m’a vu de cet état , il m’a donné un plâtre, un pinceau et des gouaches et m’a demandé de dessiner quelque chose. J’ai représenté une femme tissant un tapis. C’était ma première œuvre que mon fils garde précieusement. Une rencontre fut déterminante :
Cette année là, j’ai peins une tisseuse en train de carder la laine sur un plat de plâtre. Dés le premier coup d’oeil Boujamaoui reconnu immédiatement ce travail comme étant une œuvre d’art à part entière et le présenta en tant que telle à une exposition collective organisée alors par une association culturelle de Safi.
Dés lors, ce que le tissage traditionnel inhiba en moi, explosa dans un foisonnement d’images et de couleurs éclatantes, libérant mon énergie créatrice. Dés lors, la peinture a « dénoué » en quelque sorte, ma créativité entravée jusque là par le tissage. J’ai passé ainsi de l’artisanat à l’art. Et ce passage fut ressenti par moi comme une libération d’énergies contenues jusque là :
J’ai ressenti comme un soulagement, et une grande satisfaction à chaque fois que je termine un tableau. Je me suis mise à peindre de mémoire ce que j’ai vécu par le passé : une chikhate en train de chanter, le moussem de Moulay Abdellah Amghar d’El Jadida que j’avais visité il y a fort longtemps avec ses escouades de cavaliers, celui des Aïssaoua, ainsi que la femme de Sidi Rahal, que j’avais vu boire de l’eau bouillante en état de transe.
Je me suis initiée à tout un ensemble de techniques du corps qui l’on prédisposée à la peinture : à la fois nakkacha, enluminant de henné les mains et les pieds, « tatoueuse », maquillant les visages, et enfin aidant son père à confectionner de beaux caftans bariolés, pour parer les mariées de leurs plus beaux atours, pour la cérémonie nuptiale de loghrama où elles sont couvertes de cadeaux de noce par les invités.
La maîtrise de la teinture au henné, des formes symboliques du tatouage et l’art de parure des neggafa, ont inspiré mes premières peintures en particulier le goût des couleurs éclatantes des jours de fête. Toute ma démarche artistique est une transposition de ces techniques séculaires du corps, dans le domaine de la peinture. En troquant la seringue pour le pinceau, je passe du tatouage des corps à celui des paysages, d’une technique du corps à une fête des couleurs. Une profusion de couleurs et de formes se générant les unes les autres, comme dans un jeu d’enfants, mais avec beaucoup d’harmonie dans l’ensemble et une grande vitalité poétique intérieure.
Par rapport à ce parcours si passionnant, quels sont vos thèmes de prédilection ?
Ce sont toujours mes souvenirs d’enfance qui me reviennent chaque fois que je me suis mise à peindre. Je peint ainsi Taghounja, cette déesse de la pluie, qu’on habillait jadis comme une poupée, et qu’on promenait à travers champs, en période de sécheresse pour implorer la pluie :
Taghounja, Taghounja comme l’espérance !
Ô mon Dieu donne nous de la pluie !
L’épi est altérée, donnez lui à boire ô maître !
Les récoltes sont altérées, arrosez, ô vous qui les avez créées !
Je me souvient encore de ce qu’on chantait dans mon lointain village de Tnine el Gharbia en période de sécheresse :
Ô mère de l’espérance !
Demande à ton maître de nous accorder de la pluie !
C’est en souvenir de ces antiques rites rogatoires que j’ai peint Taghounja, cette grande cuiller en bois de noyer qui sert à puiser de l’eau et qu’on habillait en poupée, avec « la vache noire », qu’on promenait également pour implorer la pluie, en chantant :
La vache a demandé la pluie
Demande à ton maître de nous accorder la pluie
Ô vache ! Pisse ! Pisse !
Accorde nous des épis....
Tout ce que je peins relève de ma mémoire visuelle, et n’est nullement en rupture avec ce que j’avais appris tout le long de ma vie. Un parcours initiatique qui m’a prédisposé à la peinture. En effet, dans les arts populaires, seuls les tissages et les poteries, de villages ruraux comme celui dont elle est issue, reproduisent des représentations figuratives où s’opère une véritable transfiguration de la nature.
« Jaune » ou « bariolée » la mariée est omniprésent chez moi , avec sa cérémonie du henné, entourée de fleurs, symboles d’amour et de renouveau, comme on le constate dans ce chant nuptial de ma région :
Nous sommes dans une nuit lunaire
C’est la nuit du bien aimé
Le henné tombe dans le lait
Nous sommes dans la nuit du parcours
Le henné tombe dans la cour...
On retrouve également des filles au bord de la fontaine pratiquant la corvée de l’eau, on voit des femmes-serpents dans un entrelacs inextricable – des croyances accordent au serpent des vertus de protection et des attributs sacrés, commente le chercheur Abdelkader Mana – et surtout l’œil omniprésent répété à l’infini comme une prière tendant à remplir le ciel de la terre.
En tant qu’artiste peintre autodidacte et naïf, que représente pour vous l’acte de peindre?
La peinture est une révélation spontanée de mes sentiments à travers les formes et les couleurs. C’est un accouchement passionnant. J’essaie à ma maniére d’enregistrer mes rêves d’enfance , les souvenirs de ma vie paysanne et les scènes de la vie traditionnelle au Maroc. Mes tableaux aux couleurs vives et éclatantes rappellent celles que j’ utilisais autrefois, dans le tissage, le tatouage et le dessin au henné.
Je suis lauréate de l’école de la vie populaire qui m’a appris les lecons de la simplicité et de la pureté. J’accorde une grande importence aux détails, aux couleurs gaies, et à la représentation figurative de sujets populaires (paysages campagnards, costumes folkloriques, animaux, scènes de la vie quotidienne , femmes en train de tisser, de coudre, de cuisiner…). Je peins des ceremonies de marriage, comme le jeune marié en train de se preparer pour ses noces…
En revisitant les sujets très naïfs de la tapisserie, du tatouage et de la poterie, ce qui est à l'origine de mon exercice pictural, je veille à conserver quelques expressions populaires ancestrales , en relatant leurs racines mémorables dans mes tableaux, car pour moi l'art doit être . Il s’agit d’une tradition de recherche de l’affect dans la représentation innocente du monde réel comme reflet du monde des sentiments et des passions.
Le passage du tissage à la peinture libère mes énergies créatrices. Pour moi, les couleurs sont un jeu au même titre que le tissage, la broderie ou le tatouage.
J’ aime les couleurs gaies qui apaisent : le mauve d’amour, le bleu de la mer, le vert du printemps et de la forêt si proche, qui est un poumon pour la ville au même titre que l’océan, le jaune solaire, le rose nuptial. Par contre, j’ utilise rarement le noir. Le noir, c’est l’ombre, et l’ombre, c’est l’âme même projetée en dehors du corps. C’est la puissance ténébreuse des choses.
L’œil et la main demeurent un sujet récurrent et emblématique de vos œuvres figuratives ou d’autres plus abstraites aux couleurs envoutantes qui souvent scrutent le récepteur. Qu’en pensez-vous?
L’œil est précieux, car il chasse le mauvais œil. La main aussi chasse le mauvais œil. A l’occasion de la fête de l’aïd el kébir, on trompait nos mains dans un bol de henné et on les appliquait au dessus de la porte d’entrée, de manière à éloigner le mauvais sort. L’œil et la main on les reproduisait aussi dans le tapis traditionnel. Lors de cette grande fête, juste avant le sacrifice on faisait ingurgiter au bélier un mélange de henné et de blé en lui disant :Nous t’engraissons dans ce bas – monde / Pour que tu nous engraisse dans l’autre .
La main est, la Khamsa est bénéfique, presque sacrée : associée au chiffre cinq, elle en acquiert les vertus. La Khamsa protège de l’œil. Et la main protège contre l’œil, la langue et le destin.
Dans mes derniers tableaux, l’œil et omniprésent mais aussi la main : cette khamsa qui entraine dans les profondeurs du symbolisme de la fécondité, formulée d’une manière très variée suivant les civilisations.
Je m’amuse avec les choses de l’imagination en peignant tout ce qui me passe par la tête. Au début, je dessine une chose, mais aboutis à une autre. En particulier l’œil qui est le sens le plus important de l’homme, et la main qui protège du mauvais œil :
L’artiste vu par Fatna Gbouri ?
L’artiste est libre de sa vision de la nature et de sa représentation ensuite artistique, elle y rejettera tout finalisme et certitude. Il est l’auteur d’un travail artistique acharné comme étonnement de tout ce qui est la vision la plus proche de la réalité, qui se détache de ses carcans habituels.. Ses moyens plastiques reposent sur des interprétations et des stylisations qui recherchent un maximum d'intensité expressive. Quand je finis un de mes tableaux, je suis tellement heureuses comme si j’avais mis au monde un enfant.