Dans "Jean Genet, Menteur sublime" (Ed. Gallimard, 2010, Paris), Tahar Ben Jelloun persiste et signe: quand il s'est lancé dans la traduction de l'autobiographie de Mohamed Choukri, "Le Pain nu", il aurait découvert que le manuscrit du livre n'existait pas. Mohamed Berrada, qui avait incité Ben Jelloun à traduire le livre, conteste cette version: le manuscrit intégral arabe de l'ouvrage a bel et bien existé, il est antérieur à la traduction française!
Said Ahid
Une multitude de personnages traversent le dernier livre de Tahar Ben Jelloun, paru aux éditions Gallimard, " Jean Genet, Menteur sublime". Notamment le défunt Mohamed Choukri, qualifié par Ben Jelloun de "disciple" de l'auteur de "Un captif amoureux" sur lequel il livre, dans son ouvrage, le récit de douze années de rencontres avec lui.
Un point particulier retiendra, dans cette chronique, mon attention. Celui concernant la version du prix Goncourt de sa traduction de de l'autobiographie de Choukri, "Le Pain nu" (François Maspero, 1981), version publiée auparavant par le poète et écrivain dans les colonnes de "Tel Quel" (n°413).
Selon Tahar Ben Jelloun, Choukri connut, à Tanger, Paul Bowles "qui s'entourait de jeunes Marocains souvent marginaux à qui il demandait de raconter leur vie pendant qu'il les enregistrait avec un magnétophone. Il publiait ensuite aux Etats-Unis leurs récits impunément retranscrits et traduits par ses soins. Choukri s'était prêté à son jeu et cela avait donné naissance à un livre intitulé "For Bread Alone".Pour ma part, j'ai rencontré Choukri seulement après la publication de son livre aux Etats-Unis en 1973." Après le rappel du fait qu' à l'époque de cette rencontre, Choukri "ne s'entendait plus avec Bowles", Ben Jelloun affirme: " C'est un peu plus tard encore qu'un ami commun, Mohamed Berrada, m'incita à traduire ce texte" (p: 30).
Ces donnes, personne ne les conteste. Ce qui n'est pas le cas de la suite du récit du traducteur: "C'est au moment où je me lançais dans la traduction de l'autobiographie de Choukri, " Le Pain nu", que je découvris le subterfuge de Bowles. Quand je demandai le manuscrit de son livre, je me rendis compte qu'il n'existait pas. Choukri m'apportait chaque jour cinq ou six feuillets, écrits la veille." (p: 35).
Nul manuscrit intégral donc! Dans son article de "Tel Quel" (Lettre d’un "écrivain mondain reconnu"), Ben Jelloun avait affirmé la même chose en utilisant d'autres termes: "A l’époque, fin des années 1970, je n’étais pas encore mondain et encore moins reconnu, mais je fréquentais Choukri, que Mohamed Berrada m’avait présenté ; il m’avait incité à le lire et le traduire. L’idée de prendre une revanche sur l’Américain (Bowles) était une obsession chez Choukri, qui voulait que son texte soit enfin disponible en français et surtout en arabe. Je lui ai dit: “Ok ! Apporte-moi ton livre en arabe, je vais essayer de le traduire, mais il faut que tu m’aides car ma maîtrise de la langue arabe n’est pas terrible”. Je fus plus que surpris quand Choukri m’apprit qu’il n’y avait pas de livre, pas de manuscrit. Avec Bowles, il parlait. Il me rassura tout de suite en me promettant de m’apporter dès le lendemain une dizaine de pages. Ainsi, j’ai passé six mois avec Choukri à travailler sur des feuilles volantes qu’il m’apportait au fur et à mesure." Version contestée par le romancier et critique littéraire Mohamed Berrada
En effet, j'avais personnellement publié une chronique, dans la page culturelle du quotidien "Al Ittihad Al Ichtiraki" (11 mars 2010), en y insérant une traduction des propos de Ben Jelloun. Rapidement, Mohammed Berrada a réagi en envoyant au journal une autre version selon laquelle le manuscrit intégral arabe de l'ouvrage a bel et bien existé avant qu'il ne propose à Ben Jelloun de réaliser sa traduction française! Nous avons d'ailleurs publié sa réaction dans le numéro du journal daté du 8 avril 2010. Voici la traduction d'extraits concernant "l'affaire".
"La seconde remarque est relative à ce qu'a écrit Said Ahid à propos du récit de Ben Jelloun à propos de " Le Pain nu", car Tahar n'a pas raconté tous les détails. (…) Lors du Congrés sur le roman arabe organisé par l'Union des Ecrivains du Maroc (U.E.M) à Fès en 1979, congrès dont j'assumais la supervision, j'avais invité Choukri à participer car il m'avait donné le manuscrit intégral de son roman. D'ailleurs, j'avais publié, suite à mon élection à la présidence de l'U.E.M en 1976, un chaoitre entier du livre dans la revue "Afaq". Puisque Souheil Idriss était parmi nous pendant le congrès, je lui avait remis une copie "Le Pain nu"; mais il me l'a rendue trois mois plus tard en s'excusant de ne pouvoir publier le livre en raison de son audace."
Et Berrada d'enchainer: "Après la clôture du congrès, Ben Jelloun publia une chronique dans "Le Monde" où il décrivit Choukri comme étant un écrivain analphabète, à l'instar de Cherradi auteur de " A Life Full of Holes" publié par Bowles. Lorsque Choukri lut ses paroles, il se mit en colère et me contacta afin de protester. Je pris alors contact avec Tahar pour lui expliquer la réalité des faits, l'informer que le texte existe et qu'il devait le lire car il pourrait l'inciter à le traduire… Ainsi, ils se rencontrèrent à Tanger, ce qui a abouti à la traduction du livre."