L'art comme devoir de mémoire

    Voici une oeuvre plastique que nous pouvons qualifier

    volontiers de symbolique, dans le sens où ce sont les "idées", partant le ou les thèmes qui inspirent les formes et leur dictent leur signification. Bien sûr, Saïd Haji n'est pas un peintre du signe comme on l'entend habituellement, au Maroc du moins, chez nombre de nos artistes dont le représentant majeur reste Ahmed Cherkaoui. Il ne fréquente pas non plus les préoccupations communautaires de l'abstraction telle qu'elle fut professée (et continue de l'être ailleurs) par l'Ecole de Casablanca dans les années 60 et 70, _ une abstraction alors soucieuse d'identité et rebelle à ce qui était taxé de folklorisme et de naïvisme; une abstraction d'avant-garde cela va sans dire, allant  de pair, à l'époque, avec des prêches gorgés de littérature socialisante et de militantisme forcené. Aujourd'hui, une avant-garde devenue horloge décalée, exsangue de toute vitalité et peau de chagrin, n'empêche qu'elle fut quand même bonne mère nourricière, pour certains!
    La peinture de Saïd Haji se souvient pourtant de cet enthousiasme innovateur, qui phagocytait et obnubilait l'espace plastique marocain, appelant à cor et à cri au rejet dynamique de tout héritage colonial, de toute obédience faite au pouvoir établi, lequel maintenait et défendait, par la complicité interposée de la bourgeoisie, la sensibilité vermoulue et le confort vénéneux.
    Elle s'en souvient à travers des évocations atmosphériques aux dominantes chromatiques chaudes et aux traits incisifs, des contrastes d'une vigueur expressionniste, un choix paradigmatique de motifs sciemment limités et formant le canevas d'une "histoire" autobiographique et narrative, _ limités disions-nous, ces motifs, comme le seraient alors les clés d'une énigme, ou d'un lieu hermétiquement fermé qui serait le cas échéant l'espace carcéral.
    Haji raconte donc, par la voix de ses personnages affichant désespoir, solitude, souffrance; à travers ses masques et ses silhouettes, métaphores échotiques d'une vie spoliée; ses colombes tantôt volant dans la sombreur de ciels fantasmés, tantôt préludant des possibilités de liberté qui ne laissent pas de sous-entendre d'indicibles cauchemars; à travers ses fils de fer barbelé qui en disent long sur la réalité d'un inconscient collectif pavé de gouttes de sang tues, de doléances  et de revendications indéfiniment refoulés; enfin à travers le portrait historique d'un Che, symbole universel de ces lendemains qui ne chantent plus.
    L'artiste raconte et nous avons l'impression de "lire" entre les graphismes, dans les couleurs traitées de façon parfois brutale, dans les formes accordées aux vertigineuses expressions d'un affect complètement chiffonné, l'histoire d'un rescapé qui étale au grand jour, par devoir de mémoire et acquit de conscience, parfois en vrac, les scènes en flash back d'une espèce de voyage au bout de l'enfer et du retour d'un goulak soljénitsynien, dont certains côtés lumineux de la peinture expriment encore les terribles hallucinations vécues.
    Que Saïd Haji ait choisi pour s'exprimer en tant que peintre un créneau social ou socio-politique rarement visité, parce que occulté, de gré ou de force, à des fins plastiques, cela n'étonne guère de lui et nous voyons même s'accomplir ici un acte de courage, peut-être aussi se profiler une preuve d'expérience personnelle.
    Il a intitulé l'ensemble de ses tableaux peints à ce sujet :"Le rêve et la liberté" (ce qui n'a rien de pléonastique, au contraire), parce que, en effet, au bout du tunnel, l'art aidant, le rêve demeure cette infime lueur surnaturelle qui permet par hasard de résister et de survivre, et la liberté, le credo infrangible, quoique désespéré ici, à brandir contre la Tyrannie.

     

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