Par : Abderrahman Benhamza
(critique d’art)
L’art plastique au Maroc connaît aujourd’hui un véritable essor à tel point qu’en l’espace de deux décennies (1970/1990),
il a fini par voler la vedette à la littéraire, au théâtre et même au cinéma. Un essor aussi bien quantitatif que qualificatif au plan de la création, explicable en partie par l’ouverture de nouvelles galeries et la naissance d’une classe d’amateurs et de collectionneurs, partant d’un marché promotionnel, où l’oeuvre d’art remplit plusieurs fonctions, celle d’objet de collection, de bien de consommation, d’investissement à court ou long terme ou de « monnaie d’échange ».
Art contemporain, art actuel
Avant de parler de l’art plastique contemporain au Maroc selon ses différentes significations et représentations, un mot sur ce qu’on appelle généralement art contemporain : « C’est, comme l’explique Jean-Luc Chalumeau dans son livre Art contemporain (éd. Vuibert, 1996) ce qui nous est proposé sous ce label par des institutions spécialisées telles que les musées, les fondations, les centres publics et privés, les publications. C’est une réalité effectivement contemporaine de nous-mêmes, que nous vivons aujourd’hui, mais c’est tout ce que l’on peut dire. Une réalité qui appartient aux modes et aux phénomènes de société. Elle peut de ce fait nous intéresser ou nous ennuyer. De toutes façons, rien ne nous garantit que l’avenir reconnaîtra dans ce que proposent ces institutions d’art contemporain des années 80 ou 90 du siècle passé par exemple le véritable art important des périodes que nous venons de traverser. Mais, espérons tout de même que cet avenir retiendra quelques-uns de nos créateurs à nos yeux considérables, qui demeurent parmi nous et que les institutions auto inféodées ne veulent pas encore reconnaître ».
Art contemporain rime donc avec art actuel pris sous la tutelle d’un historicisme officiel, qui a parfois l’air de mélanger les valeurs et d’avaler n’importe quoi.
Dans le cas marocain, l’art contemporain s’inclut forcément dans l’appellation générale d’art moderne. C’est un art lié à ses débuts au colonialisme qu’à connu le Maroc jusqu’à l’indépendance en 1955, colonialisme qui a introduit entre autres valeurs, et tout en la reproduisant, l’image de l’art tel que conçue et institutionnalisée en France : construction d’écoles d’art, enseignement et éducation artistiques (les fameux cours de dessin des années 60 et 70 du siècle dernier), galeries d’exposition dirigées le plus souvent par des Français, etc.
A l’inverse des pays occidentaux, le Maroc comme beaucoup d’autres pays arabes et africains n’aura pas ainsi connu le même développement historique de l’art. Il n’a pas connu le classicisme, ni le romantisme, ni aucune des écoles anciennes ou modernes dont sont issus maints courants, groupements et mouvements plastiques : l’art baroque, le symbolisme, l’Ecole de Pont-Aven, l’Art Nouveau, le fauvisme, l’impressionnisme, etc. L’art plastique au Maroc est à la fois moderne et contemporain, moderne, il ne peut que l’être, théoriquement inscrit qu’il est dans le discours occidental ; contemporain, c’est selon que la plupart de nos artistes qui en ont jeté les bases sont encore en vie.
Depuis qu’ont ouvert les premières écoles des Beaux-arts (à Casablanca et à Tétouan s’entend), cela fait maintenant un peu plus de 50 ans. C’est certainement fort peu pour attribuer à la formation artistique marocaine un mérite ou une valeur historique qui le distingue. A la place et par la force des choses, nous parlerons plutôt de techniques d’approche, de la conception moderne d’une toile, de sa représentativité sociale, sa valeur marchande, la nature de sa clientèle. Aujourd’hui encore, le cadre socio-économique d’un objet d’art (tableau, antiquité, design, céramique, etc.) est à peine en train de se préciser. Et il n’y a pas plus de 15 ans qu’on a commencé à parler d’un marché d’art au Maroc, dont les premiers bénéficiaires restent les collectionneurs et les banques, c’est-à-dire les particuliers dont le goût des idées de « commercialisme ». Côté galeries, nous assistons à un phénomène somme toute, louable en soi, celui du nombre de salles d’exposition qui se sont ouvertes à Marrakech surtout et aussi dans d’autres villes du Royaume. Alors que d’autres ont fermé, les plus anciennes, celles qui ont assisté et encouragé les premières palettes et qui, avec le recul (et cela dit par analogie), donnent l’impression d’avoir eu plus de flair quant il s’agissait de faire valoir un travail… Cela est lié à l’émergence sur la scène de nouveaux talents mais aussi à une concurrence mercantile entre les galeristes/marchands d’art, attirés par le gain et qui jouent le jeu de la promotion au risque parfois de montrer n’importe quoi ! Ainsi de certains noms d’artistes qui défrayent aujourd’hui la chronique…
Parler de l’art contemporain au Maroc revient à prendre en considération toutes ces données et à poser ou reposer la question fondamentale de la création. N’ayant pas derrière lui une longue histoire calculable en termes de cumul, capable de nous permettre d’y voir clair et de faire nettement la part des choses, l’art marocain n’a que le présent, un présent qui dure depuis des décennies. Dans cet intervalle de temps reviennent toujours les mêmes noms dont les deux tiers sont des abstraits (bien que nombre d’entre eux aient fait de la figuration à leur début) : Ahmed Cherkaoui, Jilali Gharbaoui, Farid Belkahia, Mohamed Kacimi, Mohamed Bennani Moa, entre autres. Et des semi abstraits. Le tiers restant est soit figuratif, semi-figuratif ou naïf. Pêle-mêle : Chaïbia Tallal, Hassan El Glaoui, Mohamed Ben Allal, Ahmed Benyessef, Amine Demnati, … A côté a fleuri une kyrielle de palettes s’inspirant généralement de la calligraphie arabe.
L’abstraction, une question de forme ?
L’abstraction a surtout privilégié la forme. C’est un art de la forme, de la mise en forme. Elle est d’inspiration géométrique ou lyrique, ou elle focalise sur le signe, avec une tendance primesautière au graphisme. Chez Ahmed Cherkaoui, cela a été dit et redit, elle se résume en une quête d’identité à travers le signe amazighe ; chez Gharbaoui, elle est gestuelle et lyrique et fait écho aux œuvres de Hartung et Mathieu. Chez Belkahia, elle se veut une subversion des formes héritées de l’artisanat (un certain artisanat) à des fins d’expression corporelle et de sensualisme. Chez d’autres, l’abstraction est une écriture de la lumière dans un espace fantasmé ; elle cible en premier lieu la composition et reste la plupart du temps un arrangement plus ou moins harmonieux (pêle-mêle Miloud Labied, Fouad Bellamine, Mohamed Melehi, Karim Bennani, Ahlam Lamseffer, etc.) En gros, l’abstraction au Maroc depuis les années 90 surtout s’avère être un champ d’expérimentation ouvert à toutes sortes d’investigations. La liberté du mouvement et la nature de la couleur commandent l’essentiel de la création. Elle admet toutes les propositions plastiques pour peu que soit évitée la représentation. Ses profonds mobiles sont d’ordre esthétique, sinon elle demeure une espèce d’exercice chromatique dont le travail sur les formes essaie de valider l’aspect singulier (qui n’est pas toujours poétique). Dans l’ensemble, telle que pratiquée par nombre d’artistes jeunes et moins jeunes, l’abstraction autorise toutes les formes pourvu qu’elles s’écartent un tant soit peu des sentiers battus.
La figuration et la semi-figuration : « réalismes » tous azimuts
C’est, à notre sens, dans la peinture figurative et semi-figurative que l’art contemporain au Maroc a trouvé sa meilleure formulation. Aujourd’hui d’ailleurs, on assiste partout en Occident à un retour spectaculaire à la figuration, retour qui a été fêté cette année chez nous lors d’une exposition collective à Rabat, à la galerie Bab Rouah, organisée par ceux-là mêmes qui tantôt voyaient dans l’abstraction la forme d’art la plus expressive et la mieux adaptée surtout dans les années 70 à la réalité sociale t politique vécue alors. Retour qui, au fond, ne doit pas signifier grand-chose sur le plan historique local, quitte à n’être qu’un un virage basculant les données et les acquis nationaux dans le suivisme et la sensiblerie. Nos vrais figuratifs font plutôt dans la continuité, une continuité qui s’inscrit dans la mémoire collective tout en tendant vers l’universalisme ; elle essaie de mettre en valeur une certaine originalité conceptuelle et structurelle en orientant le matériau dans le sillage d’une représentation du réel non pas tel quel, mais comme sait le voir l’artiste. Nous avons ainsi de véritables virtuoses en la matière. Bien sûr, chacun des artistes procède à sa façon et puise dans le registre qui lui est propre ; mais tous, à des différences près, cherchent à exprimer ce que nous appellerons les multiples visages de la « nature » marocaine. Dans leurs œuvres transparaît la richesse intrinsèque des êtres et des choses. Peinture pleine d’enseignements, qualifiée de nouvelle, de descriptive, narrative, onirique, ludique, mystique, libre ou simplement de décorative, elle célèbre un certain mode de vie, une manière d’être et de sentir, proclame d’une appartenance rituelle, ou reste branchée sur ses différents mode de vie quotidiens. Son contenu est en adéquation avec ses exigences formelles et son « réalisme » multiple est conséquent à l’entendement. A l’appui, les travaux figuratifs et semi figuratifs des artistes susmentionnés, auxquels s’ajoutent ceux, non des moindres, de Rachid Sebti, Houcine Tallal, Mohamed. Krich, Mohammed Mansouri Idrissi, Abdelbasset Ben Dahmane, Hassan Alaoui, Mohammed Douma, Lahbib Mseffer, Abdellatif Zine, et d’autres.
La calligraphie, vers une abstraction atypique
La calligraphie participe de manière effective et souvent distinguée au mouvement plastique général. Les artistes qui l’ont adopté (ils ne sont pas légion), à savoir Abdallah Hariri, puis Mehdi Qotbi, plus tard Mohamedd Boustane, Noureddine Daifallah, Larbi Cherkaoui, Noureddine Chater pour ne citer que les plus performants, développent une gestualité moderne tout en gardant à la lettre sa personnalité et son secret de signe abstrait. Ces artistes n’ont de cesse de libérer la lettre de son graphisme normatif, guindé, de connotations sémantiques devenues ineptes, pour exprimer le mouvement dans son faste et l’installer dans un espace géré de manière recherchée et réellement ressentie. Les couleurs employées à cet effet, pigments ou peinture proprement dite, servent de toile de fond et harmonisent un rendu que l’artiste s’emploie à personnaliser.
L’art calligraphique au Maroc recourt de plus en plus à la couleur au point que, de la lettre, il ne reste plus que la trace comme chez Larbi Cherkaoui. Le travail penche allégrement vers une abstraction atypique, qui fait parler à la place un langage codé de formes, de contrastes et de profondeur. Chez certains calligraphes non cités, le lettrage est magnifié et esthétisé à l’excès, absorbé par un chromatisme déferlant. Signe des temps ou abdication volontaire devant les impératifs du marché ?! La question reste posée.