Le langage oublié des signes
L’artiste chercheur Boujemâa Lakhdar (1941-1989) a conquis le monde de la peinture et de la sculpture, en autodidacte, en passant par l’artisanat en marqueterie et en bijouterie.
Ce créateur illuminé et visionnaire est considéré comme le doyen des peintres d'Essaouira. Par son oeuvre et son intérêt pour la culture, il reste la personnalité artistique la plus marquante.
B. Lakhdar fut conservateur du Musée des Arts Populaires d'Essaouira de 1980 à 1989 date de son décès. Il faisait des recherches dans différents domaines : magie populaire, chants traditionnels, sculpture, artisanat et l'histoire de sa ville pour laquelle il vouait une passion particulière.
En tant qu'artiste, il a toujours étonné par la créativité et l'originalité de son oeuvre. Dans ses sculptures, il introduisait avec soin et souplesse, des figures géométriques ciselées dans des plaques en cuivre. Il était remonté aux sources même de ce graphisme symbolique en interrogeant les livres de magie populaire.
Initié aux pratiques des anciens artisans, par le biais de l'observation participante, il sut maîtriser et faire la synthèse de leur savoir ancestral dans des compositions artistiques fort savantes. C'est le cas de son insolite astrolabe musical entre autres objets ésotériques.
Pendant ces trente années, il n'a cessé de créer. Depuis 1959, il a exposé dans plusieurs villes du Maroc, mais aussi en France, à l'occasion de la sixième Biennale de Paris. Le couronnement de sa longue carrière artistique fut en 1989 la sélection de quelques unes de ses compositions pour l'exposition universelle Intitulée "Les magiciens de la terre" au Centre Beaubourg à Paris, où il fut le seul maghrébin à participer avec grand mérite.
Chacune des toiles de Boujemaâ Lakhdar nous déconcerte par sa complexité. L’art était pour lui un rite du silence qui animait les nuits de pleine lune. Parce qu'il ne vivait pas comme les autres, parce qu'il préférait la modestie aux futilités et vanités mondaines, il eut accès au monde des signes, des lettres et des symboles.
S’illuminant de la tradition orale, Il puise dans la culture arabo- berbère, juive et africaine avec ses signes énigmatiques mystiques et mythiques. Il savait en sonder les mystères et traduire leur plus secrète alchimie : « l’art est une notion qui est ambiguë, simple et complexe à la fois.
Mais on peut dire que l’art est une prière énigmatique devant l’absolu, formé de signes et de symboles et qui est l’expression de la transparence magique de l’universel.
J’ai essayé d’être plus clair pour expliciter cette idée de l’art que je porte en moi. C’est tout un art d’articuler les idées en soi, c’est ce que je ne sais pas faire et c’est ça le commencement de l’art. Il n’ est donc définissable que dans l’action » écrivait- il.
sur l'œuvre de Lakhdar, l'écrivain Mohamed Sijilmassi disait que «c'est un univers ambigu, magico-mystique qu'il transpose dans ses sculptures-objets, où le bois, le cuivre, l'argent, la peau, la toile, le papier s'ordonnancent avec une certaine provocation pour recevoir des signes-symboles qui seront gravés, peints, incrustés ou ciselés.
Cherchant délibérément ses formes dans ce réservoir inépuisable de culture arabo-berbère et africaine, il renoue avec le langage oublié des signes, des symboles et des mythes qui constituent la trame de ses œuvres. Avec aisance, il dialogue cet univers troublant mais sécurisant et le restitue dans une expression plastique personnelle qui ouvre des perspectives prometteuses.».
De son côté, Ghita Rabouli, ancienne conservatrice du Musé d’Essaouira, disait : « Rendre hommage à feu Boujemaa Lakhdar est une reconnaissance pour un militant intellectuel. Il a participé activement à la conservation et à l’inventaire du patrimoine d’Essaouira.
C’est un homme de terrain armé d’une approche scientifique inébranlable basé sur l’observation participante, ainsi il nous a procuré une documentation culturelle riche et variée qui mérite d’être publiée. ».
Lakhdar est plus qu’un nom tatoué dans la mémoire de l’espace pictural national, c’est une figure emblématique qui a su donner aux arts plastiques au Maroc un élan dont témoignent ses œuvres magiques voire ensorcelantes où l’empire des signes est maître.
L’hommage est bien plus que mérité, donc, car Lakhdar, malgré sa disparition prématuré , reste et restera un artiste bien singulier hanté par une envie de faire rejaillir le culte du signe.